L'industrie de la chaussure à Hasparren

1. Les activités artisanales à Hasparren au XIXème siècle

L'agriculture a toujours été une activité dominante à Hasparren mais du XVIIIème au XIXème siècles elle cohabita avec trois proto-industries : le textile, la tannerie et la cordonnerie. Ces activités qui demeurèrent à l'état artisanal jusqu'à l'aube du XXème siècle étaient complémentaires de l'agriculture et dans le village la pluriactivité était courante : on était souvent laboureur-duranguier, laboureur-tanneur ou laboureur-cordonnier.

1.1. Les métiers du textile

Cette activité occupait quatre cents personnes et procurait des ressources à près d'un quart de la population d'Hasparren au début du XIXème siècle1. Plusieurs métiers complémentaires étaient issus de cet artisanat :
- Tisserand : il était considéré comme un métier noble car exigeant beaucoup d'adresse et de savoir-faire. Les tisserands se fournissaient en lin dans la commune et exerçaient leur activité de façon manuelle jusqu'à l'apparition de premiers métiers à tisser vers 1840.
- Duranguier et laneficier : ils fabriquaient des couvertures de laine et d'étoffes grossières appelées marrègues, coutas ou capas. Ils utilisaient la laine de leurs troupeaux d'ovins et écoulaient leur production au marché local, le surplus étant revendu dans d'autres provinces françaises. Les toiles étaient aussi utilisées pour faire des voiles pour les navires et des sacs pour le grain et le sel.

  • Fileuse
  • Tisseuse

- Couturière
- Brodeuse : une partie de la production était vendue sur le marché d'Hasparren à une clientèle navarraise entre autres.
Divers recensements effectués à Hasparren montrent l'importance de ces métiers jusqu'au milieu du XIXème siècle ; on assiste ensuite à un lent déclin de l'activité textile à partir de la seconde moitié du XIXème siècle.

ROCHE, Annie, La tannerie romanaise de 1403 à nos jours. La Manufacture. Dié, 1984

SOULET, Jean-François, Les Pyrénées au XIXème sècle - L'éveil d'une société civile, Ed. Sud-Ouest, 2004, 765 p.

Recensement de 1831

Sources : Archives Communales d'Hasparren

1.2. La tannerie

Hasparren possédait les trois éléments qui déterminaient l'implantation de la tannerie dans une région : le tan, l'eau et l'élevage. Le village possédait et possède toujours dans ses 550 hectares de bois et forêts une des essences nécessaires à l'obtention du tannin, le chêne. Par ailleurs, un réseau très important de ruisseaux (provenant pour la plupart du mont Ursuia) et de cours d'eau traverse la commune. Enfin, la matière première, le cuir, provenait en partie des troupeaux locaux ou était importé du Portugal, de Hollande, du Canada ou de la République Orientale d'Uruguay en Amérique du Sud. Des textes anciens montrent l'existence de cette activité dès le XVIIème siècle.
Les tanneurs et mégissiers ont pendant longtemps constitué l'une des principales professions dans le village. La plupart exerçaient en fait deux activités : laboureur et tanneur.
Les tanneurs travaillaient des peaux lourdes dont les cuirs étaient réservés principalement pour les équipements militaires ou les semelles de chaussures.
Les mégissiers traitaient les petites peaux d'agneaux, de moutons ou de chèvres et utilisaient de l'huile de poisson pour les assouplir. Ils se trouvaient pour la plupart au quartier d'Urcuray, tandis que les tanneurs étaient disséminés sur toute l'étendue de la commune et plus particulièrement dans les quartiers de Celhay (proche du mont Ursuia et de ses ruisseaux) et Urcuray (traversé par le ruisseau " Urkoiko Erreka "). Il s'en trouvait également quelques-uns au bourg, à proximité du cours d'eau appelé " Yondonaneko ura ".
Certains possédaient un petit moulin qui leur servait à réduire en poudre l'écorce de chêne afin d'obtenir le tan qui leur était indispensable.
Le matériel utilisé se réduisait à de simples outils manuels. Tous devaient cependant posséder des fosses dans lesquelles séjournaient leurs peaux durant de longs mois.
A l'arrivée des bateaux au port de Bayonne, des convois de bouviers s'y rendaient pour en rapporter les cuirs verts nécessaires à l'activité des tanneurs locaux.
En 1831, cinquante et une tanneries existaient à Hasparren, la plupart n'employant que deux ou trois personnes. Voici les noms de ces tanneries désignées par quartiers et selon leur appellation principale :
A Urcuray : Abadiania - Apezetekia - Bernatenia - Afranxoenia - Karrikako Borda - Xekalatia - Kurutzaldizaharra - Etxeparia - Eiheraldia - Haranederia - Ilharia - Joanekotenia - Luberria - Martienia - Matalas - Mendiko Etxeberria - Miaberria - Miazaharia - Passiquet Berria - Passiquet Zaharra - San Martienia.
A Celhay : Aiherrondoa - Kakilenia - Domingo Eiherra - Erregetia - Hegiederia - Lorda - Sautenia.
Au bourg : Bordetenia - Comentu Zaharra - Gazteluberria - Ortesenia - Pikasaria - Ttattilatea .
A Labiri : Broussainia - Puttuania - Uhartia - Urrutia - Xapitalea.
A Elizaberri : Bihotxenia - Hoditea - Landaburua - Zaliondoa.
A Hasquette : Chandelatea - Ilaindia - Xopatey Beheria.
A Minhotz : Harria - Larzabalia.
On recensait également à cette période neuf moulins à tan.
Au début du XIXème siècle, les Haspandars commencèrent à utiliser personnellement les peaux tannées par les mégissiers et tanneurs pour en faire des chaussures. Cette industrie de la chaussure allait prendre tant d'importance qu'elle allait devenir la principale activité du village au XXème siècle jusque dans les années soixante-dix.
Quelques années avant la Révolution on comptait à Hasparren : 442 laboureurs, 353 tisserands et duranguiers, 270 cordonniers, 137 tanneurs, 13 chocolatiers et 32 marchands.
En 1856 on y dénombrait entre autres 591 personnes employées dans le textile, 869 personnes travaillant dans la cordonnerie et 158 personnes vivant du tannage et du corroyage2.
En 1891, 860 hommes et 685 femmes étaient employés dans les industries du cuir (cordonnerie et tannerie confondues) qui étaient la principale activité dans le village3.
Le travail de la tannerie était pénible mais la plupart des tanneurs étaient aussi agriculteurs et étaient donc accoutumés à l'effort. De plus, cette bivalence professionnelle était presque naturelle puisque les paysans produisaient dans leurs propres fermes la matière première qu'ils allaient ensuite transformer : les peaux de bêtes. Dans son ouvrage sur la tannerie romanaise, Annie Roche signale que " c'est la première corporation où l'on a accepté de travailler de cinq heures du matin à une heure pour disposer de l'après-midi et travailler à la ferme "4.
Les produits étaient écoulés localement auprès des cordonniers mais aussi sur les marchés environnants dont celui d'Hasparren. Voici les procédés artisanaux utilisés à l'époque où le village s'était spécialisé dans le tannage.
L'on commençait par extraire le tannin ou acide tannique (élément nécessaire pour le tannage) de l'écorce du chêne. Cette opération s'effectuait alors que l'arbre transpirait, quand il était "izerditan"5, en été. Pour séparer l'écorce du tronc, on fendait l'écorce avec une hache. On la frappait ensuite avec la tête de la hache puis on introduisait celle-ci dans la fente en faisant levier pour faire sauter l'écorce. On la mettait à sécher dans un endroit couvert et on la triturait pour la moudre et la réduire à l'état de poudre.
Une fois le tannin préparé, on prenait une peau de vache que l'on plongeait dans une fosse remplie de chaux et d'eau pour enlever les poils. La fosse avait la forme d'un carré d'un mètre de côté et d'un mètre de profondeur. Elle pouvait être simplement creusée dans le sol ou alors était construite sur le sol et limitée par un mur en maçonnerie d'environ un mètre de haut.
Tous les jours - durant dix jours - il fallait enlever la peau, remuer l'eau et la replonger dans la fosse. Quand les poils tombaient, ils étaient retirés à l'aide d'un couteau. Le cuir passait alors dans une autre fosse de même dimension mais uniquement remplie d'eau. Il y perdait la chaux dont il était imbibé et le tanneur pouvait ensuite retirer les morceaux de chair qui adhéraient encore à la peau.
Puis les fosses étaient plus étroites et plus profondes : 1,5m de profondeur. Elles étaient remplies d'eau et de tannin. Il fallait enlever le cuir deux fois par jour, bien remuer le tanin et y replonger les peaux. Le résultat final était bien meilleur si l'opération était effectuée trois fois au lieu de deux. On changeait le tanin des fosses tous les six jours. Ce processus pouvait durer entre deux mois et demi et trois mois selon l'épaisseur du cuir. Pour savoir si le tanin avait bien pénétré le cuir, l'artisan faisait une entaille dans la partie la plus épaisse à l'aide d'un couteau. Si une raie blanche apparaissait, il fallait continuer. Lorsque le tannin avait bien pénétré, le tanneur passait une graisse spéciale de couleur jaune sur le cuir, le laissait sécher puis le nettoyait. On pouvait alors préparer les différents produits pour lesquels le cuir avait été tanné (souliers, outres…).
Outre les peaux de bovins, l'artisan tanneur travaillait également les peaux de brebis, de moutons et de chèvres. Sur la peau mise à tremper, il jetait de la pierre d'alun, de la poussière et un peu de sel. Il ramassait la peau et la laissait ainsi durant cinq ou six jours avant de la plonger dans une fosse remplie d'eau chaude salée et de pierre d'alun qui s'y diluait peu à peu. Lors de l'étape suivante, la peau était séchée et nettoyée6.
Certaines familles ont créé de véritables dynasties de tanneurs présentes du XVIIIème au XXème siècle : Narcisse Choribit créa une tannerie dont ses descendants poursuivirent l'activité jusqu'au Chili. D'autres tanneurs disposant d'établissements conséquents furent furent Pierre Domec, Hippolyte Garat, Saint Martin Lissarrague et Habas.
Le déclin de l'activité s'opère à partir de 1860-1870 à cause d'une épidémie d'oïdium ayant affecté les chênes de la région et d'une inadaptation aux techniques modernes de tannage. Les recensements opérés localement tout au long du XIXème siècle confirment cette situation : Hasparren comptait 137 tanneurs en 1804, 158 en 1856 et 66 en 1881. Ils n'étaient plus que 14 en 1911.
Hasparren n'a jamais franchi le cap du tannage au chrome et la tannerie n'est pas passée au stade industriel. On retrouvera beaucoup des tanneurs ayant perdu leur emploi parmi les émigrants. Certains étaient embauchés directement par d'autres émigrants venus les chercher au village pour travailler dans les tanneries qu'ils exploitaient à Cuba, au Mexique, en Argentine, en Uruguay ou au Chili.

1.3. La cordonnerie

Cette activité est issue naturellement de la tannerie. A Hasparren, des tanneurs, mi-paysans, mi-artisans cordonniers se mirent à fabriquer des souliers dès la fin du XVIIIème siècle. On trouvait également beaucoup de petits ateliers avec des maîtres cordonniers employant des apprentis et la famille.
Pour ce qui est de la chaussure, le premier écrit où il en est question date de 1846. Il révèle que l'industrie de la cordonnerie de Hasparren … chôme … déjà ! Il permet donc de découvrir que l'on y fabrique déjà de la chaussure et aussi que son écoulement pose quelque problème.
Un article paru dans " Le Musée Social " en 1906 et traitant de l'industrie rurale en Pays Basque renferme de très intéressantes précisions concernant la fabrication des chaussures à Hasparren du début du 19ème siècle à celui du 20ème. Il y est précisé que jusqu'en 1830 la production locale n'avait d'autre but que d'assurer les besoins de la population et aussi les ventes réalisables par les marchands sur le marché local et ceux de la proche région. De 1830 à 1870 les cordonniers haspandars vont ajouter à leur production traditionnelle celle de bottes de cuir et d'autres chaussures uniquement destinées aux militaires. Ce n'est qu'en 1870 que certains fabricants eurent l'idée de développer leur production en ajoutant à leurs articles habituels des souliers aux dessus en toile épaisse ou en peaux de moutons, chèvres ou veaux. Dès cette époque la chaussure de Hasparren se vendra jusque vers Bordeaux ou Toulouse mais aussi en Algérie et même en Argentine, en Uruguay et au Chili, par l'intermédiaire des " fils " émigrés là bas. De cette époque aussi, deux maisons du bourg qui portent le nom d'Orkailetea témoignent que deux artisans fabriquaient les formes nécessaires pour le montage de ces chaussures.
Cet artisanat devint l'activité principale d'Hasparren à la fin du XIXème siècle et les chiffres dont nous disposons concernant les effectifs de cordonniers l'attestent :

A la fin du XIXe siècle, 3619 personnes étaient employées dans la cordonnerie dans le département des Basses-Pyrénées : la moitié des effectifs était située à Hasparren7.
En 1892, le vote de lois protectionnistes ferma les débouchés extérieurs et plusieurs fabricants durent cesser leur activité. Ceux qui résistèrent s'outillèrent à l'aide de machines qui, pour la plupart, leur étaient louées, et dès lors l'industrie entra dans une ère nouvelle, celle des ateliers.
Quelques familles préfigurent déjà les dynasties industrielles du XXème siècle : citons déjà les Amespil, issus de la maison Munista au quartier Celhay.

La situation à la fin du XIXème siècle est la suivante à Hasparren: sur les trois proto-industries présentes à un stade artisanal aux XVIIIème et XIXème siècles, une seule, la cordonnerie va franchir le cap industriel pour devenir l'activité centrale du village au XXème siècle.

Industrialisation (1)